Monseigneur Krikoris BalakianA nos chères ouailles,

Nous sommes rassemblés tous ici pour célébrer solennellement la consécration de cette Eglise.  Aujourd’hui, l’importante communauté arménienne de Marseille entame une nouvelle période de son histoire. Par conséquent, aujourd’hui est pour nous un jour de recueillement et de méditation. Il ne faut pas oublier les jours heureux où nous vivions en tant que peuple dans les localités prospères de notre pays. Et aujourd’hui, évincés de notre mère-patrie trois fois millénaire, ayant abandonné nos milliers d’églises et monastères, nos foyers bénis, notre inestimable patrimoine public et privé, répandus à travers le monde entier, séparés les uns des autres par des mers et des océans, nous menons une vie d’exilés, nous demandant quand va sonner l’heure du retour, pour que nous aussi allions apporter notre pierre à l’œuvre sacrée de la reconstruction de notre patrie.

Et voici que la cérémonie de la consécration de la Cathédrale des Saints Traducteurs vient nous réveiller de la torpeur de notre train quotidien et nous dire : « Ne désespère pas, marche d’un pied ferme, Arménien exilé. Marche sans te décourager et sois vaillant, si tu veux avoir ta place en tant que peuple et nation dans le concert des autres nations. Peu importe qu’aujourd’hui tu sois faible, pauvre, errant et à bout de forces, mais tu es aussi plein d’espoir, de foi et d’inébranlable volonté envers l’avenir. Pour vivre et non mourir ».

Oui, tout au long de la guerre mondiale, de cette période de sang et de deuil, au vu de la disparition de tes martyrs par millions, les nations de ce monde nous croyant morts, ont cru t’enterrer définitivement et prononcer ton oraison funèbre. Mais voici que dans un très court laps de temps de 12 ans, tu es là et par cette masse de plusieurs milliers d’âmes, tu donnes la preuve que tu n’es pas mort, que tu vis et que tu vas vivre, que tu es ressuscité.

La fête solennelle de la consécration de la Cathédrale des Saints Traducteurs n’est pas seulement la victoire d’une édification matérielle. C’est aussi le jour d’une victoire morale. Puisqu’au cours de cette courte période succédant à cet horrible martyre, tu es déjà debout afin de mener le combat pour ta vie individuelle et collective, et ainsi donner le témoignage éclatant de tes efforts assidus. Ce jour est le jour de ta victoire morale, puisqu’au cours des trois années écoulées tu as déjà édifié huit églises et fondé douze écoles, dont les frais annuels dépassent les 300.000 francs.

Ces sommes considérables, produites par ton labeur inlassable de réfugié, au bénéfice de tes valeurs spirituelles et intellectuelles, ne sont-elles pas le couronnement de tes mérites indéniables ?

Oui, si le bel édifice de cette nouvelle église sert d’une part à apporter la preuve de ton génie créateur depuis plus de 1200 ans de ta culture et de ta civilisation, cette œuvre édifiée grâce au sacrifice matériel de notre Bienfaiteur, est aussi d’autre part le témoignage de notre valeur actuelle, et que nous sommes les dignes descendants de nos pères. Oui, la matière peut mourir, mais le dessein est immortel. Nous avons franchi des siècles et des mers. Nous étions riches, nous sommes devenus pauvres, sans toits ni protecteurs.

Mais nous avons gardé les visions de nos aïeux, toutes leurs valeurs morales et intellectuelles, et c’est pour cela que nous avons survécu et que nous ne mourrons pas tant que nous saurons préserver cet héritage inappréciable.

Les puissants de ce monde peuvent démolir, anéantir les constructions matérielles, les temples en pierre. Mais ils ne peuvent anéantir nos temples spirituels internes, ni les piller, ni les dépouiller. Aujourd’hui, pour la communauté arménienne de Marseille, forte de 25000 âmes, est un jour de recueillement et de communion spirituelle.

Ce joyau dû au génie de l’architecte, ce magnifique temple de Dieu avec son dôme et son clocher élevés, n’aurait pu être édifié s’il n’y avait point le ciment fait de petites particules ; il s’effondrerait très vite. Le ciment qui soude les êtres humains est l’amour et la concorde. Ce n’est pas pour rien qu’un des pères de notre Eglise a écrit : « L’union est la mère de tous les bienfaits, la désunion le parent de tous les maux ». Faisons donc aujourd’hui le serment suivant : « Nous sommes des frères », car parfois l’ouragan tente de nous séparer. Notre peuple, qui a mille fois souffert, est extérieurement et intérieurement fatigué par toutes les controverses partisanes et a un besoin immédiat d’amour fraternel, de concorde et de paix durable. Loin de toute haine, rancune et ressentiment.

Quelles raisons aurions-nous pour nous diviser ? Notre ennemi séculaire a spolié tous nos biens matériels. Nous sommes tous devenus des prolétaires égaux. Que nous reste-t-il à partager alors que nous n’avons plus rien ? Tâchons de profiter des leçons du passé, soyons sobres et modérés et tenons-nous loin de tout aventurisme. Sachons tirer profit de nos douloureuses expériences qui nous ont coûté si cher. Soyons pleins de foi et d’espoir envers l’avenir. Restons toujours vigilants, car aujourd’hui tous les peuples et nations sont assis sur un volcan. Soyons donc lucides et éveillés, car nous ne savons pas ce que demain peut nous réserver en bien, comme en mal.

En ce moment de festin spirituel historique autour duquel nous sommes tous attablés, alors qu’impliqué dans mon devoir pastoral en donnant ce message d’espoir et de foi à mon troupeau déporté, j’ai aussi une autre mission à accomplir et non des moindres. Devoir envers la belle France qui nous a offert l’hospitalité et qui devient notre seconde patrie. Devoir envers ce peuple français, champion de la civilisation parmi les autre peuples, qui non seulement a hébergé plus de 70.000 des nôtres ici- même, mais aussi près de 150.000 Arméniens qui, en Syrie et au Liban, vivent sous sa protection.

N’oublions pas si vite les jours sombres, les jours de deuil de 1915 à 1922, quand traversant mers et océans, nous recherchions un pan de terre, une pierre où reposer nos têtes fatiguées par tant d’épreuves. Il est dit très justement que les faibles et les pauvres n’ont point d’amis. Nous non plus, lors de nos années de sang, de larmes et de deuil, nous n’avons pas eu d’amis et avons été abandonnés de tous. Les États qui juraient fidélité en nous déclarant leur «petit allié» dans les enceintes publiques, fermèrent leurs frontières devant nos réfugiés. Et voici que la France ouvrit grandes les siennes devant nous et nous abrita. Remémorez-vous les jours horribles de l’automne 1922, où nos pauvres concitoyens affluèrent sur les quais de Marseille, sans pain, sans vêtements, démunis de tout.

Rappelez-vous les baraquements du Camp Oddo où plus de 20.000 des nôtres sont passés en ces jours de détresse et de privations.

Aujourd’hui, grâce à cette large hospitalité et aux exceptionnelles facilités qui nous ont été offertes, et grâce bien sûr à notre labeur, nous avons bâti nos petites maisons, et grâce à l’esprit d’initiative propre à l’Arménien, telle l’hirondelle du printemps qui construit son nid, nous avons empli les rues de nos quartiers de milliers d’enfants alertes et gaillards, gages de notre avenir. Aussi est-ce pour cela que si nous brûlons parfois, nous ne serons jamais réduits en cendres. En ce moment solennel de la consécration de notre nouvelle Cathédrale des Saints Traducteurs, alors que s’ouvre une ère nouvelle pour notre communauté de Marseille, je voudrais au nom de mes ouailles exprimer ma reconnaissance à la France pour tous les bienfaits qu’elle nous a accordés dès les débuts de notre arrivée, au même titre que ses citoyens. Je voudrais particulièrement remercier la municipalité de Marseille et les directions des hôpitaux, de la maternité et les médecins de la ville auprès desquels nos malades et nos mères ont trouvé non seulement les soins nécessaires à leur santé, mais aussi compassion et fraternité chrétiennes tout à fait désintéressées.

Mû par ces sentiments, nous bénissons la patrie française, ce pays ensoleillé et prospère, la grande Nation française, son peuple hospitalier et généreux, et prions que le drapeau français, symbole de paix et de liberté, flotte toujours et partout fièrement.

Nous bénissons aussi la personne et l’œuvre de M. Vahan Khorassandjian, le bienfaiteur de notre Cathédrale Serpotz Tarkmantchatz, dont le sacrifice matériel, personnel et spontané a permis l’édification par l’architecte Aram Tahtadjian de ce merveilleux monument de l’architecture arménienne sur la plus belle avenue de Marseille.

Que Dieu éternel, qui est le seul maître de la vie et des âmes, puisse accorder longue vie et santé à notre bienfaiteur, afin qu’il continue à semer ses bienfaits sur notre peuple déraciné. Bientôt notre honorable communauté devra, à notre initiative et par souscription publique, élever dans les jardins de l’église le buste du bienfaiteur sur un socle de granit, comme expression de reconnaissance, afin que ceux qui suivront son exemple aient la certitude que le peuple arménien est toujours reconnaissant aux bienfaits qui lui sont accordés.

En érigeant ce buste, nous aurons aussi donné une leçon aux générations à venir pour qu’elles n’oublient pas ceux qui n’ont pas épargné leur contribution morale et matérielle afin d’assurer un avenir meilleur à la Communauté Arménienne de Marseille.

Et toi, mon peuple arménien bien aimé, qui manges encore le pain amer de l’exilé, soucieux pour tes lendemains, ne te décourage pas, car la vie a des voies immuables et comme le chante notre poète Djivani :

« Epreuves et persécutions, sur la tête des nations
Telles des caravanes sur les chemins, viennent et passent,
Que ni le fort ne s’enorgueillit, et ni le faible ne s’attriste,
Le monde n’est qu’une auberge dont les peuples sont les hôtes, Tel est l’ordre naturel, tout vient et passe… »

Dans ces quelques vers est concentrée toute la philosophie de la vie humaine. Si vous ne croyez pas à cette vérité éternelle de la vie, pourquoi ne voyez-vous pas, à l’issue de la guerre mondiale, l’effondrement de puissants empires, sur les ruines desquels de nouvelles nations petites et faibles sont nées et qui aujourd’hui prospèrent et prennent force.

Nous aussi serons en Asie la Suisse de demain, si nous vivons avec foi et espoir, comme ont vécu nos aïeux durant des siècles.

Aujourd’hui, lorsque le vivifiant soleil se lève sur l’Ararat sacré, insufflant vie et lumière, force et chaleur à nos frères habitant la terre renaissante de la mère-patrie, n’est-il pas néfaste de se démoraliser, de désespérer alors que nous atteignons le havre de paix ?

Que soient bénis la Patrie arménienne, l’Église arménienne et le Peuple arménien, maintenant et pour toujours.
Amen !